Page 19 - boite de pandore aperçu
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’avais loué, l’été dernier, une petite maison de campagne
                    Jau bord de la Seine, à plusieurs lieues de Paris, et j’allais
                 y coucher tous les soirs. Je fis, au bout de quelques jours, la
                 connaissance d’un de mes voisins, un homme de trente à qua-
                 rante ans, qui était bien le type le plus curieux que j’eusse jamais
                 vu. C’était un vieux canotier, mais un canotier enragé, toujours
                 près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. Il devait
                 être né dans un canot, et il mourra bien certainement dans le
                 canotage final.

                    Un soir que nous nous promenions au bord de la Seine,
                 je lui demandai de me raconter quelques anecdotes de sa vie
                 nautique. Voilà immédiatement mon bonhomme qui s’anime,
                 se transfigure, devient éloquent, presque poète. Il avait dans le
                 cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible :
                 la rivière.
                    – Ah ! me dit-il, combien j’ai de souvenirs sur cette rivière
                 que vous voyez couler là près de nous ! Vous autres, habitants
                 des rues, vous ne savez pas ce qu’est la rivière. Mais écoutez un
                 pêcheur prononcer ce mot. Pour lui, c’est la chose mystérieuse,
                 profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories,
                 où l’on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas, où l’on entend
                 des bruits que l’on ne connaît point, où l’on tremble sans savoir
                 pourquoi, comme en traversant un cimetière : et c’est en effet le
                 plus sinistre des cimetières, celui où l’on n’a point de tombeau.
                    La terre est bornée pour le pêcheur, et dans l’ombre, quand
                 il n’y a pas de lune, la rivière est illimitée. Un marin n’éprouve
                 point la même chose pour la mer. Elle est souvent dure et mé-
                 chante c’est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la
                 grande mer ; tandis que la rivière est silencieuse et perfide. Elle
                 ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement
                 éternel de l’eau qui coule est plus effrayant pour moi que les
                 hautes vagues de l’Océan. Des rêveurs prétendent que la mer
                 cache dans son sein d’immenses pays bleuâtres, où les noyés
                 roulent parmi les grands poissons, au milieu d’étranges forêts


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